ƒ Claude Lévi-Strauss, immortel centenaire | Carnet de vie

Claude Lévi-Strauss, immortel centenaire


A quelques mois de son 100e anniversaire, le chantre des peuples sans écriture entre dans la Pléiade. Son confrère académicien Marc Fumaroli réexplore les chemins de ce savant rousseauiste qui remonta aux sources de la «pensée sauvage».

Né en novembre 1908, Claude Lévi-Strauss ne dément point, par sa longévité centenaire, la vaillance d'esprit des Lumières qu'il incarne parmi nous. De Fontenelle, qui tint la même distance, il semble avoir hérité ses secrets de longue vie: une langue de cristal et une souveraine intelligence quasi désincarnée. De Rousseau, son maître reconnu, il a conjuré l'éloquence pathétique, tout en rivalisant avec la violence et le pessimisme théoriques de ses idées. Penser à la hauteur de Rousseau tout en écrivant avec la froideur de Fontenelle: dans ce paradoxe propre à Lévi-Strauss, c'est comme si l'une des figures irréalisées du xviiie siècle s'était produite de notre temps, et il y a de quoi s'émerveiller, se féliciter et le remercier de nous accorder ce privilège. Nous avons bien besoin de sa présence pour garder intacts le sens français du style et celui de l'altitude de pensée.

En 1941, Claude Lévi-Strauss réussit à s'échapper aux Etats-Unis. Avec l'historien de l'art Henri Focillon, avec l'essayiste catholique Jacques Maritain, il fonde l'Ecole libre des hautes études de New York. La terreur qui sévissait alors en Europe lui a laissé une horreur inguérissable. Il a cependant relativisé les repentances de l'Occident d'après guerre, en lui rappelant le sort terrible que sa modernité a infligé depuis longtemps aux nations «arriérées» qu'il a détruites, converties ou condamnées à la conversion. Lui-même en avait étudié quelques-unes en 1934-1939, sur le terrain, dans le Mato Grosso brésilien, à la faveur d'une mission officielle française dont faisaient partie Fernand Braudel, Roger Bastide et Charles Morazé et qui est à l'origine de l'université de São Paulo.

Outre cette expérience directe d'ethnologue de peuples sans écriture, il s'est acquis une encyclopédique connaissance des études que l'anthropologie européenne, issue des lettres des missionnaires du xviiie siècle, avait multipliées sur presque toute la surface de la Terre. Etrange palindrome: au fur et à mesure que la modernité occidentale détruisait comme autant d' «objets» tout ce qui à première vue ne lui ressemblait pas, l'observation ethnologique découvrait, dans ces «objets» sur le point de disparaître, des sujets qui étaient autant de variantes de sa propre humanité, indispensables à son «Connais-toi toi-même».

En 1955, Tristes Tropiques, avec le talent littéraire des voyageurs du xviiie siècle, mais avec la science de l'anthropologue du xxe, faisait éclater cette tragique contradiction entre civilisation et humanisme. La misanthropie de Lévi-Strauss envers les vainqueurs, rétrécis par leur propre victoire, nourrissait une ironie aussi noire qu'étaient intenses, malgré leur retenue, sa compassion et son amour pour les vaincus, dépossédés ou en voie de dépossession. Son génie de théoricien esquissait déjà une synthèse, que son oeuvre proprement scientifique, de livre en livre, ne cessera d'imposer, non sans rencontrer des résistances, à la communauté mondiale des anthropologues, et que La Pensée sauvage, en 1962, renouvelant le succès de Tristes Tropiques, fera pénétrer dans le grand public français et international. Elle ira jusqu'à influencer, dit-on, la vision géopolitique secrète de Jacques Chirac et nourrir sa passion présidentielle pour les «arts premiers».

En Amérique, Claude Lévi-Strauss avait été conquis par la théorie linguistique de Roman Jakobson, qui recoupait la cybernétique créée par Norbert Wiener et la théorie informatique inventée par Claude Shannon. L'unification des «sciences humaines» et des sciences de la nature sur les mêmes fondations mathématiques semblait, dans les années 1950, à portée de main. Avec un puissant génie de synthèse et d'abstraction, ressaisissant et unifiant la matière éparse des mythes de tradition orale recueillis par lui-même au Brésil et par la nombreuse communauté des ethnologues aux quatre coins du monde, Lévi-Strauss dévoila dans les mythologies des peuples sans écriture la structure quasi cybernétique d'une langue symbolique et d'une logique binaire qui n'avaient rien à envier à la pensée conceptuelle moderne, dont il était lui-même l'interprète superlatif. Cette universelle «pensée sauvage», où il n'hésitait pas à voir la souche mère féconde et ouverte de toutes les autres, avait à ses yeux le paradoxal mérite, effacé ultérieurement par les théologies monothéistes et par la «pensée civilisée» qui en dérive, de coller à l'expérience sensible, aux odeurs, aux textiles, aux couleurs, interface continue entre culture et nature, et non coupure entre l'une et l'autre. Ce que nous avions gagné en cognition autoréflexive, nous l'avions donc perdu en cognition esthétique, en sentiment immédiat du beau et du réel. Le penseur contemporain le plus épris de logique formelle se veut aussi le plus matérialiste et le plus sensible à la «corporéité».

Rebelle au subjectivisme existentiel sartrien, son intelligence n'en est pas moins habitée d'une ardente nostalgie rousseauiste pour un état originel de l'humanité, encore non sevrée de la nature, non séparée en individus, non sujette à l'Histoire, non aliénée par l'écriture, mue par une musique sérielle aussi objective que le chant des oiseaux. C'est cette musique oubliée que feront entendre les quatre volumes de Mythologiques (1964-1971), amplifications de ses conférences au Collège de France. Pour Lévi-Strauss, pas d'humanisme qui vaille sans respect pour cette enfance universelle de l'humanité redécouverte par notre anthropologie, mais après que nous en avons dérivé au point, pour notre propre malheur, de l'avoir calomniée, méconnue et fracassée.

Il est difficile à un moderne de se montrer plus radicalement antimoderne. Aussi Lévi-Strauss, autorité majeure d'un «structuralisme» dont il se dissocia sitôt qu'il devint une mode, s'est de plus en plus souvent, depuis les années 1970, retourné sur notre monde contemporain pour lui suggérer d'être un peu moins naïvement moderne et un peu plus humain. Dans le célèbre discours à l'Unesco de 1971, où il dénonça le concept de race, il déclarait aussi qu'un antiracisme abusif pouvait conduire à négliger les particularismes et les habitudes des sociétés prémodernes. Ami des surréalistes et chef de file d'une avant-garde philosophique, il n'a pas craint d'être reçu en habit vert à l'Académie française, dépositaire à ses yeux de plusieurs de «ces ressorts intimes de la vie en société» dont les «primitifs» lui ont appris toute la portée: le langage, les rites, la tradition. Fils d'un peintre de portraits ruiné par la photographie, il n'a pas hésité à lancer des flèches contre l'art conceptuel contemporain et contre son reniement de l'artisanat du dessin. Il a consacré des pages pénétrantes à la lecture des tableaux de Nicolas Poussin, à l'écoute de la musique de Rameau, à Diderot et Baudelaire, montrant comment la «technique de dépaysement» de l'anthropologue, les alternances de son regard de près et de son regard de loin sur l'étrangeté apparente de ses sujets pouvaient rejoindre l'exercice des humanités classiques et nous prévenir, avec elles, contre l' «enfermement» dans le «règne séparé» d'une modernité utilitariste et à courte vue. Ecologiste avant l'heure, il a annoncé que la prédation par l'homme contemporain de la nature et du monde animal aurait pour corollaire la prédation par l'homme de l'humanité elle-même.

Cet admirateur du Japon est aujourd'hui parmi nous comme l'auguste vieillard expérimenté et taciturne que chaque grande compagnie nipponne loge au sommet de sa tour amirale, à Tokyo, et à qui l'on soumet, en dernier ressort, les décisions vitales pour la survie de l'entreprise.



Marc Fumaroli
L'Express du 24/04/2008

1 Response to Claude Lévi-Strauss, immortel centenaire

Anonyme
vendredi, 28 novembre, 2008

Auteur essentiel du XXe siècle dont vous avez eu la bonne idée de publier le portrait par Marc Fumaroli... Merci.
Si le coeur vous en dit voici ma petite contribution au centenaire de Lévi-Strauss, c'est ici : http://ilestcinqheures.wordpress.com
Bien à vous.

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