ƒ L'Amour Absolu | Carnet de vie

L'Amour Absolu


A rose for loveby *ZoeWieZo


M. François Cheng, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques de Bourbon Busset, y est venu prendre séance le jeudi 19 juin 2003, et a prononcé le discours suivant :


(...)
En 1956, à l’âge de quarante-quatre ans, Jacques de Bourbon Busset prend la brusque résolution d’interrompre sa carrière, alors que, en pleine ascension, il est sur le point d’être nommé ambassadeur dans un grand pays. Ce renoncement, cette rupture, un geste aristocratique en somme, qui frappe son milieu comme un coup de tonnerre, est de fait le résultat d’une révolution intérieure. L’homme préoccupé de réussite sociale fait place à présent à l’écrivain qui cherche à se consacrer à sa création solitaire. Création ? Pour sûr, oui. Solitude ? Certes, non. Car, il peut enfin vivre pleinement l’amour qu’il voue à Laurence son épouse, la figure tutélaire, l’inspiratrice. L’ensemble de son œuvre, qui totalise plus de quarante ouvrages, en témoigne. Son Journal, composé de dix volumes, porte le titre général de Livre de Laurence. Ses romans, récits ou contes comportent également le sous-titre : Pour Laurence. D’autres romans, de caractère plus fantastique, tel Le lion bat la campagne, ont trait aussi à son épouse, lorsqu’on sait que « le lion » n’est autre que le surnom de Laurence. Quant à ses essais, ils sont centrés sur le thème de l’amour durable, intimement lié à celui de sa foi.
Laurence est originaire de Saintonge. Son père, officier de marine, étant mort jeune, elle a grandi en fille unique, auprès de sa mère. De son propre aveu, elle a connu une enfance difficile, voire malheureuse. Elle a choisi d’étudier l’économie pour s’établir dans la vie. Après son mariage, d’abord au château du Saussay, en Île-de-France, puis, à partir de 1969, à la Campagne du lion, dans le haut Var, elle révèle son vrai penchant, un amour foncier pour la nature et le travail de la terre. Cet amour chez elle, joint à un caractère passionné et à sa prédilection pour la musique, a fortement marqué son époux, ébranlant l’intellectualisme parfois trop poussé de celui-ci, le forçant à sortir de son habituelle réserve. L’homme pour qui « la fonction de la femme est d’assurer la liaison entre l’être humain et le cosmos » s’ouvre alors à une plus vaste dimension de vie. Il laisse s’épanouir tout le pouvoir du lyrisme et de l’imagination qu’il porte en lui, tout en s’initiant à l’observation des choses vivantes, concrètes. À côté de plusieurs de ses œuvres qui célèbrent la nature et ses éléments, son Journal fourmille de petites notations qui font ressortir la saveur du quotidien et les leçons qu’il dispense. Je vous cite pêle-mêle quelques brefs passages :

– « Les corneilles tournoient, jacassent, s’agitent en tous sens. Deux cents mètres plus loin, un hibou. Son immobilité me plaît. Réfléchir sans agir, plutôt qu’agir sans réfléchir. »

– « De retour à la maison. Laurence, de très bon matin, se rend à ses restanques. Elle y trouve un lapin broutant ses fleurs. Je ne sais lequel des deux fut le plus scandalisé de rencontrer l’autre. »

– « Le vieux berger, les mains posées sur son bâton, me dit : Voyez mon chien. C’est un briard que j’ai dressé moi-même. Vous n’en trouverez plus beaucoup comme celui-là. Dans la région presque tous les bergers sont des Polonais. Alors les chiens ne savent que le polonais. J’en ai eu un, on ne se comprenait pas. On a dû se séparer. »

– « La forêt se dérobe à la lumière et c’est ainsi qu’elle dure. Certes elle assimile les richesses du soleil, mais les transforme, les élabore, les conserve. Il y a une grande force dans ce retrait, dans ce recueillement. Je voudrais être un arbre, un arbre qui marche. »

– « Quelle joie, chaque année renouvelée, de cueillir ces olives et de les porter au moulin à huile ! »


Mais venons-en au thème central de Bourbon Busset. L’amour durable, ou l’amour absolu, une idée qu’il est fier d’avoir remise à l’honneur. De cette idée, d’aucuns peuvent se gausser, surtout à une époque, la nôtre, où l’amour entre homme et femme est plus que banalisé. Il lui a fallu du courage pour exalter non tant cet amour en soi que son caractère absolu, que sa durée. Il ne le fait pas au nom de quelque convention bourgeoise, ou d’une abstraite morale de fidélité ; il se base sur une expérience vécue, et sur l’observation d’une donnée fondamentale de la promesse de Vie, une donnée riche de virtualités et d’implications. Il est convaincu que l’univers vivant n’est pas fait d’un ramassis d’éléments disparates agissant aveuglément dans des rencontres de hasard. Le moteur essentiel de cet univers est une alliance créatrice fondée sur la loi de la différence et de la durée, cela depuis l’existence des particules jusqu’aux consciences les plus élevées. En homme de foi, il n’hésite pas à affirmer que Dieu est désir d’alliance.
Dans ce contexte, le couple se présente comme un don miraculeux, incarnant par excellence cette alliance dans la différence et la durée et qui, vécue authentiquement, loin de former un bloc statique, est une puissance créatrice. Il est tendresse inventive, dualité-complicité, processus renouvelant sans cesse la prise de conscience de ce qui advient, accomplissement qualitatif. Fondé sur la confiance et le long terme, le point de vue présent s’enrichit du précédent et enrichit le suivant. Un amour durable naît donc d’un effort constant pour associer stabilité et mouvement. La complicité favorisant le dévouement mutuel, chacun trouve toujours sa joie dans la joie de l’autre. La formule suivante résume sa conception : « Le couple aimant ne recherche pas une chimérique fusion. C’est l’expression de la dualité créatrice, de l’union dans la différence, de l’ardente alliance de deux libertés. » Car pour lui, je le cite encore, « une vraie liberté ne s’éprouve que face à d’autres libertés. Sinon, elle n’est qu’un mot vide. Et l’on ne peut mieux affronter une autre liberté que dans une relation qui engage durablement ». Se référant à Nietzsche qui dit : « Cœur attaché, esprit libre », il l’exprime à sa manière : « La liberté de l’esprit réclame la constance du cœur » ; « La rive est la chance du fleuve ». Par ailleurs, il affirme que « tout comme la liberté, l’absolu se vit aussi à deux ; l’absolu ne saurait s’éprouver que dans la constance. Le véritable absolu, c’est l’absolu d’un amour ». Et enfin, cette affirmation : « Chez un couple aimant, un plus un n’égale pas deux, mais l’infini. » Comment un Chinois n’adhèrerait-t-il pas à cette affirmation, lui à qui l’ancienne pensée chinoise enseigne qu’entre le souffle Yin et le souffle Yang, il y a le souffle du Vide médian qui les entraîne dans le processus d’interaction débouchant sur l’infini de la transformation.
À partir de cette conception de base, Bourbon Busset mène toujours plus loin ses réflexions. Pour lui, « ce qui est vrai pour une femme et un homme est vrai pour l’humanité ». Dans cette optique, « l’amour absolu est une vertu sociale. Le dynamisme de l’amour absolu fera régner la justice sociale. Il est le sacré que chacun peut vivre, et seul le sacré peut réellement triompher de l’injustice et de l’oppression ». Notre auteur prône une société qu’il qualifie de « hiérogamique » et qui met en valeur l’idéal du couple, lequel « s’oppose à la fois aux mysticismes de la fusion qui suppriment toute confrontation des différences, et aussi aux idéologies manichéennes qui transforment sans cesse la confrontation en affrontement. La formule de l’alliance dans la différence a ainsi une valeur thérapeutique au point de vue social et politique. Elle substitue la fidélité effective à la parole donnée et le respect de la différence au désir brut de domination ». De cette conception de l’amour découle son point de vue sur la France : « La vraie France est la France invisible. La puissance n’a rien à voir avec la puissance militaire, industrielle ou financière. Elle est intellectuelle et morale. Cette France invisible, la seule réelle, existe dans la mesure où elle défend les droits de l’esprit et, en premier lieu, la liberté de l’esprit, cela dans le respect absolu des valeurs communes. C’est la France de Hugo, de Péguy, de Zola et de Bernanos. Au moment de l’affaire Dreyfus, le chrétien Péguy et l’athée Zola étaient du même bord. Quand les Français renient cette France-là, il n’y a plus de France. » Et puis, dans son Journal, ce passage : « Il est temps pour la France de redevenir fidèle à sa vocation universelle. Elle n’est plus une grande puissance, mais le pire calcul serait la déchéance orgueilleuse du nationalisme. Elle doit militer pour l’instauration d’une autorité mondiale. »
Ici, il nous faut revenir à l’être intime de Jacques de Bourbon Busset. À écouter ce qui vient d’être dit, certains peuvent supposer qu’ils sont en présence d’un pur idéaliste. Or, personne n’est plus lucide, ni plus doué de sens critique. Il sait que, si la capacité d’un amour absolu est donnée à tous, bien peu savent le vivre. Lui-même dans sa jeunesse a fait montre de légèretés qu’il qualifiera plus tard de cyniques. « Je me croyais un petit don Juan. Je jouais au surhomme, alors que je n’étais qu’un grand niais. » « La dissociation entre plaisir et amour, je l’ai vécue à fond et y trouvais une âpre et âcre satisfaction. » Ici notre auteur parle sur un ton de repentance. Reste indéniable le fait qu’avec sa barbe finement taillée, frappant de ressemblance avec Henri IV, sa figure dégage un charme propre à remuer les cœurs féminins. Même au début de sa rencontre avec Laurence, ce n’était pour lui qu’une conquête parmi d’autres. Grâce à la passion sincère et entière de celle-ci, il a eu un jour la révélation que cette rencontre était la chance de sa vie. Au cours de plus de quarante ans de vie commune, une communion féconde et perpétuellement approfondie. Dans son Journal, il ne cache rien non plus des rares moments de tension ou de heurt. Ce qui lui fait dire que « dans l’amour d’un couple, trouver la distance juste est essentiel. Cela demande beaucoup de patience, de perspicacité et d’imagination, en un mot, d’esprit ». Il exalte le principe féminin caractérisé selon lui par l’esprit de la réceptivité, de la compréhension et de la capacité à relier. Écoutons cet aveu contenu dans le premier tome de sonJournal, La nature est un talisman : « En livrant mes sentiments, j’ai peur de paraître « bébête ». Peur de bon élève, d’enfant docile, persiflé par les malins. Pour me protéger de leur ricanement condescendant, je m’étais fait ironique. Je redoutais une étiquette. Elle tient en un mot : sensiblerie. J’ai passé une grande partie de ma vie à lutter contre cette apparence. J’ai affecté l’indifférence, la sécheresse, le cynisme, la brutalité. Maintenant, je n’ai plus de compte à rendre à personne, je n’ai plus de personnage à jouer. Je puis me laisser aller à mon penchant, sans craindre d’être taxé de faiblesse. Pourquoi ne pas le dire ? J’ai pitié, voilà le mot lâché. Le mot impardonnable. Et si j’aime Laurence, c’est aussi qu’à certains moments ses yeux me paraissent chargés de toute la souffrance innocente du monde et que je voudrais les consoler... Ce qui pousse un homme engagé dans le siècle à sortir de lui-même, à aller aux autres, à tous les autres, c’est d’avoir saisi, sur un visage, l’instant où le masque chavire et où surgit, dans un regard, le cortège immémorial des opprimés. » Oui, aller vers les autres. Il dira dans L’Audace d’aimer : « C’est dans le métro que je sens le plus profondément mon désir d’aller au secours. Debout, serré entre deux voyageurs, je lis dans les regards la détresse, la solitude, la peur. Le wagon éclairé nous emporte à travers le tunnel noir, vers un destin qui ne peut être que l’écrasement sur le mur ultime. Personne ne parle, chacun écoute le frémissement de la tôle, le fracas des roues, le battement de son propre cœur. Je voudrais libérer un de ces condamnés de son angoisse. Une pudeur stupide me fait garder le silence et j’ai honte de ma lâcheté… Grandit en moi un personnage qui désire prendre toute sa place. Je pense qu’être homme, c’est entendre les appels et leur répondre, si on peut. » On sait que Jacques de Bourbon Busset est mort accidentellement dans le métro. À présent, je ne peux pas être dans un wagon de métro sans penser à lui. Puisque nous sommes devenus frères en esprit, si je le voyais dans la foule, j’irai vers lui et, d’emblée en connivence, nous causerions indéfiniment. Je me rappelle une phrase de lui contenue dans l’émouvante Lettre à Laurence, écrite après la mort de celle-ci : « J’ai compris qu’il ne dépendait que de moi de te laisser t’éloigner ou de te faire vivre. » Je suis persuadé aussi que tant que je communie avec l’esprit de mon prédécesseur, comme je le fais ici maintenant, il ne mourra pas. Telle est d’ailleurs la leçon de l’Académie même, dont l’immortalité est fondée sur cet esprit de transmission les uns par les autres, une transmission qui, depuis son fondateur, le cardinal de Richelieu, ne s’est jamais interrompue et qui ne saurait connaître de fin.

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