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Travail et Oisiveté


Autrefois, il existait une classe oisive assez restreinte et une classe laborieuse plus considérable. La classe oisive bénéficiait davantages qui ne trouvaient aucun fondement dans la justice sociale, ce qui la rendait nécessairement despotique, limitait sa compassion, et l'amenait à inventer des théories qui pussent justifier ses privilèges. Ces caractéristiques flétrissaient quelque peu ses lauriers, mais, malgré ce handicap, c'est à elle que nous devons la quasi-totalité de ce que nous appelons la civilisation. Elle a cultivé les arts et découvert les sciences ; elle a écrit les livres, inventé les philosophies et affiné les rapports sociaux. Même la libération des opprimés a généralement reçu son impulsion d'en haut. Sans la classe oisive, l'humanité ne serait jamais sortie de la barbarie.
Toutefois, cette méthode consistant à entretenir une classe oisive déchargée de toute obligation entraînait un gaspillage considérable. Aucun des membres de cette classe n'avait appris à être industrieux, et, dans son ensemble, la classe elle-même n'était pas exceptionnellement intelligente. Elle a pu engendrer un Darwin, mais, en contrepartie, elle a pondu des dizaines de milliers de gentilhommes campagnards dont les aspirations intellectuelles se bornaient à chasser le renard et à punir les braconniers. À présent, les universités sont censées fournir, d'une façon plus systématique, ce que la classe oisive produisait de façon accidentelle comme une sorte de sous-produits. C'est là un grand progrès, mais qui n'est pas sans inconvénient. La vie universitaire est si différente de la vie dans le monde commun que les hommes dans un tel milieu n'ont généralement aucune notion des problèmes et des préoccupations des hommes et des femmes ordinaires. De plus, leur façon de s'exprimer tant à priver leurs idées de l'influence qu'elle mériterait d'avoir auprès du public. Un autre désavantage tient au fait que les universités sont des organisations, et qu'à ce titre, ellent risquent de décourager celui dont les recherches empreintent des voies inédites. Aussi utile qu'elle soit, l'université n'est donc pas en mesure de veiller de façon adéquate aux intérêts de la civilisation dans un monde où tous ceux qui vivent en dehors de ses murs sont trop pris par leurs préoccupations s'intéresser à des recherches sans but utilitaire.
Dans un monde où personne n'est contraint de travailler plus de quatre heures par jour, tous ceux qu'anime la curiosité scientifique pourront lui donner libre cours, et tous les peintres pourront peindre sans pour autant vivre dans la misère en dépit de leur talent. Les jeunes auteurs ne seront pas obligés de se faire de la réclame en écrivant des livres alimentaires à sensation, en vue d'acquérir l'indépendance financière que nécessitent les oeuvres monumentales qu'ils auront perdues le goût et la capacité de créer quand ils seront enfin libres de s'y consacrer. Ceux qui, dans leur vie professionnelle, se sont pris d'intérêt pour telle ou telle phase de l'économie ou du gouvernement, pourront développer leurs idées sans s'astreindre au détachement qui est de mise chez les universitaires, dont les travaux en économie paraissent souvent quelque peu décollés de la réalité. Les médecins auront le temps de se tenir au courant des progrès de la médecine, les enseignants ne devront pas se démener, exaspérés, pour enseigner par des méthodes routinières des choses qu'ils ont apprises dans leur jeunesse et qui, dans l'intervalle, ce sont peut-être révélés fausses.
Surtout, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. Il y aura assez de travail à accomplir pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l'épuisement. Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1 % qui consacreront leur temps libre à des activités d'intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis par de vieux pontifes. Toutefois, ce n'est pas seulement dans ces cas exceptionnels que se manifesteront les avantages du loisir. Les hommes et les femmes ordinaires, deviendront plus enclin à la bienveillance qu'à la persécution et à la suspicion. Le goût pour la guerre disparaîtra, en partie pour la raison susdite, mais aussi parce que celle-ci exigera de tous un travail long et acharné. La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l'aisance et de la sécurité, non d'une vie de galériens. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l'aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous sommes montrés bien bête, mais il n'y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.


Bertrand Russell


Éloge de l'oisiveté

Traduit par M. Parmentier

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