ƒ Les seuls immortels | Carnet de vie

Les seuls immortels




Ce qu’il y a au fond de nous, ce ne sont pas les obsessions, ni les désirs contrariés, ni tout ce qu’on a inventé pour expliquer le mécanisme de l’esprit. Fausse science, cette science du langage par le langage, qui invente ses propres monstres. Mensongère, cette science qui interprète, qui divise, qui juge. La faillite de la psychologie est tout entière dans son intelligence. Car enfin, de quoi parlons-nous ? Parlons-nous des problèmes de la société, de la pluie et du beau temps, des jeux de société et des histoires drôles ? Si oui, la psychologie répond parfaitement.
 Mais si nous parlons de l’âme, des émotions, de l’intérieur brûlant et remuant au fond de notre corps, comment imaginer que ces règles et ces associations d’idées vont réussir à en rendre compte ?





Mais plus encore que la naïveté et le mensonge, plus encore que l’orgueil, ce qui condamne les prétendues sciences humaines, c’est leur esprit de domination.


Je ne me sens pas intéressé par un savoir qui cherche à vaincre ou à convaincre. Je n’ai pas de goût pour l’intelligence qui trace ses plans, qui organise le futur. Connaître quelques secrets de l’esprit, pour quoi faire ? Pour ordonner, pour déterminer ?
Mais la part de l’esprit que j’aime, c’est celle-là justement qu’aucune parole ne livre. 
C’est la vie en profondeur, le mouvement, insaisissable, insécable. C’est le son de la voix, sa musique hésitante, contradictoire, et non la somme de ses mots. L’esprit de l’homme est semblable au vent, à la pluie, à la lumière.

Quand on est au-dehors, on ne le perçoit pas. Quand on est au-dedans, il n’y a pas moyen de le comprendre. Il est trop mobile, imprévisible, bondissant. La beauté coupe le souffle, précipite. 
La beauté vous rend semblables, et vous n’avez plus le loisir de l’intelligence.


Plus que l’intelligence me semble belle cette faculté de la vie qu’on appelle la ruse. lntelligence immédiate, intelligence des gestes et des actes, subtilité instinctive. Alors l’homme est semblable à un animal qui court dans la forêt, tous les sens en éveil, percevant les dangers, sachant les chemins, n’oubliant jamais les cachettes et les repaires, ni les raccourcis qui sauvent.





Comprendre les autres, c’est les voir, vite, du coin de l’oeil, reconnaître leurs armes, ressentir leurs charmes. Inquiet, insatiable, l’homme aux aguets emprunte les sentiers qu’il connaît, écoute les signaux, flaire les empreintes. Il n’y a pas de mystère abstrait. Le regard scrute, épie. Il n’y a pas d’autre force que cet instinct, cet appel. Car c’est le jeu, le vrai jeu, enivrant et réel que l’on joue avec le monde vivant. Quand on est dans ce jeu-là, on ne cherche pas à comprendre, ni à dominer par l’intellect. On cherche seulement les aliments de la vie, tous les aliments.
Il y a des moments terribles, effrayants, des moments de violence inouïe et de cruauté. 
Puis il y a de grands calmes bienfaisants, des clairières, des abandons, la chaleur de l’amour, les jours de naissance.
L’on n’a rien acquis. L’on n’a rien su, rien retenu. L’on a été dans la vie, tout simplement.




La beauté de l’âme, c’est ce flux qui passe, cette onde, cette vibration, cette voix qui parle avec les paroles internes, cette lumière qui vous change et vous trouble, sans que vous sachiez comment. Un dialogue, sans cesse, une interrogation, une exclamation, un cri – mais par les yeux qui brillent, par les oreilles qui entendent, par les odeurs infinies et précises, par toute la peau tendue, par toute la mémoire – comme si, par instants, la lumière des coeurs était enfin visible.
Ce sont les vraies paroles. Elles ne posent pas de questions.
Elles ne demandent pas sans cesse, pourquoi ? quand ? comment ?

Elles ne veulent pas de réponse tout de suite. Mais elles vont et viennent entre les corps vivants, comme un souffle, comme une odeur, comme une lumière, qu’on emprunte à tour de rôle.









Entendez-les. Percevez-les. De drôles de vibrations électriques qui font trembler les nerfs, quand quelqu’un s’approche. Une aimantation qui vous attire, une chaleur diffuse qui éclaire votre peau. Puis, à d’autres instants, le froid, qui hérisse vos poils, le danger de la mort qui rôde. C’est surtout par le regard que je sens cette vibration. Comme si quelque chose venait dans la lumière, comme si un faisceau réel appuyait au fond de moi. Dans l’immensité d’une foule humaine, deux yeux soudain m’interrogent, me parlent, à moi seulement, comme s’ils m’avaient choisi. Je les sens, j’entends ce qu’ils disent, avec les éclats du regard. Je ne pense à rien, je ne désire rien. Mais en moi je sens l’onde qui se déroule et s’élance, et mon coeur bat vite.
Ou bien tout à coup au fond de moi quelqu’un habite. Je ne sais pas qui, je ne le connais pas, ne le connaîtrai jamais.
Quelqu’un, un enfant peut-être, qui regarde une image brillante comme le soleil. Je ne veux pas savoir d’où il vient, ni pourquoi.




C’est une image seulement que je vois, non pas avec les yeux, mais avec toute ma mémoire, une image qui vit en moi et rayonne. Peut-être l’ai-je reçue par hasard, peut-être que je l’ai portée longtemps, avant même ma naissance ? Certains jours, sans cesse, je sens les ondes qui vibrent, je vois les yeux qui brillent, il y a des étincelles sur le corps des femmes, des nappes bleues sous les pieds des enfants. Certains jours, sans repos, cela s’allume et s’éteint, fait ses signaux. 
Que disent-ils? Mais ce ne sont pas leurs mots que j’écoute. C’est le chant multiple et rapide des vivants.
Les plus grandes émotions, le bonheur, l’extase, ils sont dans ce langage. La lumière est le verbe suprême qui nous enveloppe, nous brûle, nous transcende.




Si le langage n’est fait que de mots, il n’est rien du tout. Quelques bruits avec la bouche, quelques gestes, quelques silences : ce n’est pas une musique. Mais quand dans les mots viennent la danse, le rythme, les mouvements et les pulsations du corps, les regards, les odeurs, les traces tactiles, les appels ; quand les mots jaillissent non seulement de la bouche mais du ventre, des jambes, des mains, quand tout l’air vibre et qu’il y a comme une auréole de lumière autour du visage ; quand surtout les yeux parlent, et le regard est une route sans fin qui traverse le cosmos ; alors on est dans le langage, dans sa beauté, et il n ‘y a plus rien de muet, ou d’insensé.





L’insuffisance comique des philosophies est de vouloir établir une signification. Mais la beauté, la puissance de la vie, quand on est sur leur passage, elles peuvent vous changer et vous révéler d’un seul geste, à la façon d’un éclair.
La beauté, cela ne s’invente pas. C’est une approche très lente et très douce, qui va plutôt à la vitesse d’une plante qui pousse. Un jour, encore un jour, une année, ainsi, lentement, étendant l’une après l’autre ses branches, occupant le ciel et l’espace, assurant sa prise dans la terre, tandis que passent les saisons, le vent, la nuit, le soleil, les eaux de la pluie.
Cette flamme qui brûle au fond des êtres est belle et pure. Ce n’est pas une déflagration qui calcine. C’est une action obstinée et réfléchie, une combustion continue. C’est la force de l’irréductible.



C’est une flamme qu’on ne remarque pas tout d’abord, parce qu’on est souvent distrait par toutes les étincelles et tous les éclats qui tourbillonnent sans cesse : la brillance, le luxe, miroirs partout tendus, phares aveuglants braqués sur les yeux, grandes plages de couleur, de blancheur. Mais lorsque tout devient gris de fatigue et d’usure, lorsque la plupart des êtres se sont éteints et se sont effacés, alors on remarque cette lueur étrange qui brille par endroits, comme des feux de braise. Quelle est cette lueur ? Que veut-elle ? Est-ce le désir ? Le plus simple désir alors, la force de la vie, la force de la vérité. Ceux qui refusent les mensonges, ceux qui ne sont pas compromis dans les affaires louches du monde, ceux qui ne se sont pas avilis, qui n’ont pas été vaincus, ceux qui ont continué à vibrer quand tous les autres se sont endormis : la lumière n’a pas quitté leurs yeux. Elle continue à sortir de leur peau, de leur âme, la lumière pure qui ne cherche pas à vaincre ou à détruire.
La lumière pour cette seule action : voir, aimer.
Je cherche ceux et celles qui brûlent. Ce sont les seuls immortels.



J.M.G. Le Clézio, in “L’inconnu sur la terre”






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