ƒ Une leçon de beauté sans maquillage | Carnet de vie

Une leçon de beauté sans maquillage



Tout le monde parle d'art et plus personne de beauté.

Les marchands vous répètent que le marché de l'art est mondial, les maisons de vente font exploser les enchères, les puissants mesurent leur pouvoir à la valeur de leurs collections privées, les grandes foires internationales affichent leurs artistes comme des trophées dans des listes folles, succédanés contemporains des listes de saints d'hier.

Le programme, demandez le programme, à la lettre B comme Bâle, vous aurez Barcelo, Barney, Barry, Baselitz, Basquiat, Beckmann, Bellmer, Boltanski, Beuys, Boetti, Bourgeois, Bustamante, Broodthaers, Brancusi, Boyce, Braque ; à la lettre P, Paik, Paladino, Penone, Petitbon, Picasso, Picabia, Pistoletto, Poliakoff, Polke, Pollock, Prince.

La beauté est devenue une idée archaïque, inaccessible, indifférente, insignifiante, un concept inutile et presque illégitime pour comprendre l'art. La beauté, on s'en fout, seul l'art sauve, semble dire notre époque. Pauvre beauté, l'art l'a dévorée depuis longtemps et avec elle ses critères, ses moyens et ses fins ; l'art est un ogre, tantôt sublime tantôt monstrueux, qui se moque bien de la beauté, une vache sacrée qui rumine les angoisses et les espoirs du temps présent. La beauté, qui croit encore à cette bluette ? Ce n'est plus qu'une rubrique cosmétique dans la presse féminine, un marché publicitaire qui vous vend l'immortalité sous la forme de la jeunesse éternelle, l'autre nom de la mode. La beauté, je la veux fatale sinon rien.

Dans une petite conférence intitulée Oeil ouvert et cœur battant, donnée au Collège des Bernardins dont Antoine Guggenheim rappelle joliment qu'il est une maison consacrée à la beauté et à la vérité, l'académicien François Cheng a le grand mérite de réhabiliter un peu la beauté, son rôle dans la grande aventure humaine, sa part créatrice dans la formation de chaque personnalité. Rappelant qu'il n'y a pas d'humanité sans désir de beauté, il formalise les principes d'une nouvelle éducation esthétique. Au fait papa, ça sert à quoi la beauté ?

La beauté est une école d'humilité et d'attention. “Il faut sauver les beautés offertes et nous serons sauvés avec elles. Pour cela il nous faut, à l'instar des artistes, nous mettre dans une posture d'accueil, ou alors, à l'instar des saints, dans une posture de prière, ménager constamment en nous un espace vide fait d'attente attentive, une ouverture faite d'empathie d'où nous serons en état de ne plus négliger, de ne plus gaspiller, mais de repérer ce qui advient d'inattendu et d'inespéré”.

La beauté nous apprend à aimer car elle est la conscience exaltée de ce qui est unique en chaque chose. “C'est avec l'unicité des êtres que commence la possibilité de la beauté. L'unicité transforme chaque être en présence, laquelle, à l'instar d'une fleur ou d'un arbre, n'a de cesse de tendre vers la plénitude de son éclat singulier, qui est la définition même de la beauté”.

La beauté est l'initiation la plus parfaite à la bonté.

Cheng cite Bergson à la rescousse : “le degré suprême de la beauté est la grâce mais par le mot grâce on entend aussi la bonté. Car la bonté suprême, c'est cette générosité d'un principe de vie qui se donne infiniment”.

La beauté nous prépare à la compassion universelle. Cette fois, c'est Nabokov qui arrive à la rescousse, Nabokov qui posait cette égalité, art = beauté + pitié, une pitié, commente Cheng, qui est le contraire de l'apitoiement, car “nous procurant un regard distancié , elle nous rappelle combien notre existence est précaire et précieuse à la fois”.

La beauté est une machine à produire de l'humanité. Sous les figures, elle révèle les présences, sous les problèmes, elle débusque les énigmes, rendant ainsi le monde plus habitable et la vie bien plus vive. “Grâce à elle, le monde est plein d'appels et d'attraits, plein de signes et de sens et notre existence se charge de désirs et d'élans” .

La beauté nous console de l'esprit trop raisonneur. Elle fait apparaître les choses dans leur fulgurance fragile et rend sensible l'élan vital qui les relie. “Tant qu'il y aura une aurore qui annonce le jour, un oiseau qui se gonfle de chant, une fleur qui embaume l'air, un visage qui nous émeut, une main qui esquisse un geste de tendresse, nous nous attarderons sur cette terre si souvent dévastée”.

La beauté nous aide, surtout, à décentrer notre regard. “Pour un œil occidental habitué à la peinture classique où les personnages sont campés au premier plan, le petit personnage dans le tableau chinois paraît complètement perdu, noyé dans la brume du Grand Tout. Mais avec un peu de patience et d'abandon, on s'aperçoit que ce petit personnage est le point névralgique du paysage, qu'il est l'œil éveillé et le cœur battant d'un grand corps. Si nous pouvons penser l'univers, c'est que l'univers pense en nous. L'homme est fait pour être le cœur battant et l'œil éveillé de l'univers vivant. Il n'est pas cet être déraciné, éternel solitaire qui dévisage l'univers d'un lieu à part”.


PAUL-HENRI MOINET - Tout le monde parle d'art et plus personne de beauté.


Lire aussi :

Oeil ouvert et coeur battant (Envisager et dévisager la beauté) - François Cheng

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